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Chroniques
Die Teufel von Loudun | Les diables de Loudun
opéra de Krzysztof Penderecki
18 août 1634. Urbain Grandier, fils d’un notaire royal de Sablé et brillant élève des Jésuites de Bordeaux, prêtre quarantenaire des églises Saint Pierre et Sainte Croix de Loudun, est brûlé vif sur la place du marché de cette cité. Son principal crime : ne pas mentir, ne rien cacher de sa vivacité d’esprit et de sa fine culture dans des homélies qui blessent les médiocres, ne pas masquer ses relations licencieuses avec quelques belles paroissiennes (il est d’ailleurs l’auteur d’un Traité contre le célibat des prêtres). Sorti vainqueur d’un premier procès pour débauche, sa réputation de libertin vient aux oreilles de la supérieure des Ursulines de Loudun, Mère Jeanne des Anges. Parallèlement, sa liaison avec la fille du procureur du roi, l’affront qu’il fit à Richelieu lorsqu’il était évêque de Luçon, puis son engagement dans la défense de la forteresse loudunaise aux côtés du gouverneur d’Armagnac contre le redoutable cardinal œuvrent à sa perte.
Cette histoire, on la connaît aujourd’hui par le bais de la chronique romancée qu’en fit Aldous Huxley en 1952, l’écrivain britannique s’intéressant alors aux questions de la possession, de ce qui relèverait de Dieu et du Diable (il écrivit beaucoup à ce moment-là sur le poète-peintre William Blake et ses visions). De ce récit, l’acteur et dramaturge anglais John Whiting tira The Devils, pièce commandée par Peter Hall pour la Royal Shakespeare Company qui la joue à Londres en 1961. Complétées de recherches personnelles plus approfondies, ces deux sources – la seconde dans la traduction allemande du poète Erich Fried –, inspirent le compositeur polonais Krzysztof Penderecki à qui Rolf Liebermann a commandé un ouvrage pour la Staatsoper de Hambourg : le 20 juin 1969 y est créé, sous la battue de Marek Janowski, Die Teufel von Loudun, conçu en langue allemande [lire notre critique du DVD]. Deux ans plus tard, les salles obscures afficheront The Devils, nouveau film de Ken Russell (qui puise également chez Huxley et Whiting), dont la musique est signée Peter Maxwell Davies.
À notre confrère qui s’interrogeait sur la place prise par le souvenir de l’occupation allemande dans le choix d’un tel sujet, on répondra que celui plus proche encore des procès staliniens (le compositeur est né en 1933 ; il est donc adolescent lorsqu’ils sévissent) pourrait offrir un parallèle plus sensible encore à la grande parade en sorcellerie qui fait le sujet des Diables de Loudun. De fait, dans les années qui précèdent Penderecki inscrivit son œuvre dans l’Histoire, qu’il s’agisse d’Auschwitz (Dies Irae, 1967) ou d’Hiroshima (Tren ofiarom Hiroszimy, 1960). Outre de lui faire concevoir une Passion selon Saint Luc (1966), sa forte imprégnation catholique l’invite au respect de certaines formes canoniques et à écrire pour chœur. La théâtralité de cette Passion conduit assez naturellement à l’opéra, achevé deux ans plus tard.
Bien qu’il fut la tête de file d’une avant-garde polonaise sérielle, Krzysztof Penderecki n’a pas renié les formes anciennes, étayée des procédés nouveaux. Avec son Requiem polonais (1980), il renonce soudain à cette avancée et revient à une facture tonale. On s’en étonnera moins, pourtant, à considérer la place de plus en plus importante accordée à la liturgie dans ces œuvres, y compris dans Les diables de Loudun dont l’esthétique cumule tous les apports de la modernité (cluster, micro-intervalles, sons concrets, etc.). Les hurlements du curé Grandier furent-ils sans retour possible ? Il est probable que cette porte franchie par Penderecki vers le passé constitue un aveu repentant de ne pouvoir aller plus loin.
Création hambourgeoise en 1969, mise en scène par Konrad Swinarski. 4 février 1972 : première française à Marseille (adaptation d'Antoine Goléa), mise en scène par Margarita Wallmann. 2002, vingt-cinquième Dresdner Musikfestspiele : Harry Kupfer réalise Die Teufel von Loudun à la Semperoper de Dresde. Et puis ?... Keith Warner, brièvement directeur artistique de l’Opéra Royal Danois (Den Kongelige Opera), signe in loco cette nouvelle production de l’ouvrage (première le 12 février), en collaboration avec l’Opéra national de Varsovie (Teatr Wielki). Ce soir, le bel édifice d’Henning Larsen accueille donc les ursulines possédées et le martyre d’Urbain Grandier, dans une version anglaise.
Le rideau se lève sur un lit fixé à la verticale et tournant sur lui-même, pendant le doux et bref prélude. Dans le lit, Mère Jeanne a des visions. Elle n’a qu’aperçu le beau curé de Loudun, mais il ne lui en faut pas plus pour phantasmer. Première vision : celle de l’homme brisé, cagoulé, ensanglanté, qu’on mène au supplice. Les clusters choraux se précipitent dans sa prière angoissée, conclue d’une ponctuation campanaire. Seconde vision : Grandier et la jeune veuve Ninon s’ébattent dans une chambre rouge comme le diable, sur un plateau surgi au centre de la scène ; parce qu’on est dans l’imaginaire de Jeanne, SM s’affirme la joute. L’édifice est articulé : nous glissons dans le « laboratoire à cancans », plus précisément chez l’apothicaire Adam, acolyte du chirurgien Mannoury, tous deux ennemis déclarés de Grandier. Avec sa trentaine de brèves séquences, l’ouvrage nécessite un dispositif bien pensé. Celui du scénographe Boris Kudlička fonctionne ingénieusement, transportant l’action de la cellule (le lit, plus précisément) de Jeanne à l’appartement de luxure, de là au laboratoire puis au confessionnal où la brave soutane lutine fermement l’adolescente Philippe ; encore utilise-t-il deux coursives conçues à chaque touche du cadre et en hauteur, ce qui autorise une circulation riche et facilite la juxtaposition des différents « théâtres ». Bartek Macias auréole ce décor d’un travail vidéastique inquiétant, avec ses verts soufrés et ses apparitions cornues qui, du castelet à marionnettes plongeront Grandier dans la souffrance la plus extrême. Prestement, les espaces sont évoqués mais aussi les climats psychologiques. De même que les scènes de torture auront prise – à en frémir (on a mal partout) –, le retour triomphant du père exorciste dans la foule, sous les ors de l’église et une grandiose volée de cloches, impressionne à bon droit.
À la tête de la Kongelige Kapel, le chef britannique Lionel Friend soigne chaque couleur, dans la verve dramatique des percussions. Il livre une lecture toute au service du théâtre, n’omettant aucun effet de la partition. Dirigés par Peter Foggitt, les artistes du Chœur de l’Opéra Royal Danois (Det Kongelige Operakor) nimbent la représentation de leur omniprésente aura.
La maison peut largement s’enorgueillir de la grande qualité de sa troupe (Solistensemblet), assurément. Huit des vingt rôles que compte l’ouvrage lui sont avantageusement confiés. Michael Kristensen (ténor) est un Père Mignon idéalement sournois, pleutre et d’une lubricité non assumée qui fait sourire. Sten Byriel campe d’une basse solide un Père Rangier de bon aloi. Le ténor clair et agile de Gert Henning-Jensen favorise l’apothicaire Adam, de même que la voix plus large de Johnny van Hal, aux robustes harmoniques, donne toute sa superbe à Laubardemont, sans oublier le timbre chaleureux de Florian Plock (basse) en Prince de Condé. Du côté des dames, Johanne Bock (mezzo-soprano) est une Louise présente et Randi Stene (mezzo) une Sœur Claire de tendre inflexion. La Suédoise Ylva Kihlberg dispose d’un somptueux soprano dramatique qu’elle prête avec bonheur à Mère Jeanne ; habitée, sa composition laisse pantois, tandis que le chant se déploie aisément dans une partie pourtant jonchée d’épines.
Les autres chanteurs ne sont pas en reste, du Père Ambroise dignement impacté d’Anders Jakobsson au baryton méphitique à souhait de Markus Butter en Mannoury, en passant par l’imposante profondeur de Christian Christiansen (le geôlier Bontemps) et Silja Schindler confondante d’agilité en Philippe. Avec Jeanne des Anges, deux rôles dominent, comme il se doit. Adrian Clarke donne un Père Barré de haute stature. Enfin, le baryton étatsunien Louis Otey offre les avantages d’une émission évidente, d’une généreuse projection, d’une registration élastique, avec son grave posé et le cuivre d’un aigu séduisant, à ce Grandier qui, n’avouant rien, continue de dominer par la pensée les bourreaux civilisés qui le tourmentent en vain – de Saint Jean Chrysostome, cette phrase mise en exergue de la partition laisse songeur : « Daemoni, etiam vera dicenti, non est credendum »...
BB